Nous prêtons l’oreille à divers modes de dédicace en documentant et en étudiant notre différence, c’est-à-dire en nous y abandonnant.

Entre la dédicace comme mode d’enquête, préoccupés que nous sommes par l’esprit, et le tissage d’amitiés en cours de route et de lutte, aucun espace-temps raisonnable et déterminé ne s’est écoulé. Ce que nous entendons sans cesse, c’est un déchirement, une folie que le post-traumatique ne saurait surmonter. Nous le savons à cause de nos liens fuyants, meurtris.

Nous sommes envoyés (dévoués à revenir) ici, à titre d’inconsolables, en raison d’une clameur fondamentale, une pression élémentaire à pratiquer l’informe de notre camaraderie, à nous abandonner à la collaboration, à la composition, à la tendresse. Il nous est impossible d’exprimer à quel point nous nous aimons, à quel point nous voulons à la fois demeurer les uns avec les autres et nous éparpiller. Aussi bouleversant ou troublant que puisse être ce sentiment, nous ne pouvons cependant pas nous passer de l’impossible simplement parce que quelqu’un, une loi, un juge exige notre pleine participation ou attention. En fait, notre incapacité à mettre de côté notre différence, à nous exprimer contre la chair, nous rend malades. En l’absence de remède, nous souffrons les uns des autres, ne sachant ni comment ni pourquoi, mais nous cheminons ensemble, de l’un à l’âme, solitaire à solidaire.

Ronald Rose-Antoinette


Chaque année, le Musée d’art contemporain de Montréal présente dans le cadre de son programme d’action culturelle une série d’entretiens, de rencontres, de visites commentées, mais aussi de colloques qui réunissent divers intervenants (artistes, historiens de la culture, critiques et autres), pour débattre à proximité des œuvres des enjeux qu’elles soulèvent.

Le contexte actuel de pandémie mondiale nous a forcés à revoir la structure de ces évènements. Plusieurs mois de colloques et de discussions en ligne, aussi riches soient-elles, ont occasionné une certaine fatigue et surtout, une nostalgie des jours où nous nous retrouvions physiquement pour échanger de façon moins protocolaire. De façon plus large, la société a été secouée d’un profond mouvement de remise en question, qui a justement touché notre compréhension de l’être-ensemble et la façon dont les institutions conçoivent la socialité et le partage de la connaissance. Parmi ces institutions, l’université et le musée se trouvent intimement liés, non de la moindre façon par la forme du colloque telle que nous le pratiquons habituellement. 

Dans leur important ouvrage de 2013 The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study, les auteurs Fred Moten et Stefano Harney mettent en cause l’institution universitaire en proposant une série de détournements du lexique d’usage. Comment comprendre aujourd’hui les notions de « politique » ou de « critique » dans le contexte d’une professionnalisation universitaire fondée sur la dépossession et l’exploitation du travail ? À quel point la « négligence professionnelle » de « l’extérieur », du « non-reconnu », des « sous-communs », est-elle constitutive de l’institution ? À quoi ressemblerait une forme de « planification fugitive » qui mettrait de l’avant non pas une simple opposition à l’université (qui est aussi un refuge), mais une indécision volontairement dissidente vis-à-vis d’elle — voire « criminelle » ? Comment dès lors imaginer une nouvelle conception de la pratique de l’étude et de l’état perpétuel de dette (qui est aussi une pratique de l’amitié), à l’aune d’une collectivité future ?

En écho à ces questions et en guise de colloque de printemps, une carte blanche a été proposée à Ronald Rose-Antoinette et au Mardi Gras Listening Collective (dont il fait partie avec Dhanveer Singh Brar, Stefano Harney, Louis Moreno, Fred Moten, Fumi Okiji et Paul Rekret). Dans l’esprit des Undercommons, ce groupe d’universitaires nommé d’après le bar de Pittsburgh où plusieurs d’entre eux se sont initialement réunis se retrouve périodiquement pour écouter de la musique et en discuter de façon conviviale. 

L’évènement proposé par le collectif prend la forme de deux « mixed tapes », réalisées à partir de l’enregistrement d’une telle rencontre en novembre 2020, qui se doublera, le 21 avril 2021, d’un échange en direct entre Ronald Rose-Antoinette, Fumi Okiji et Stefano Harney. À la manière d’une émission de radio intimiste, cet échange mettra de l’avant le partage et la dédicace de morceaux musicaux (et de textes), comme formes d’étude, d’amour et de contre-distanciation.


Le Mardi Gras Listening Collective 

Une défiance envers les maximes du point et de la détermination motive l’intérêt que Ronald Rose-Antoinette porte aux pratiques de préparation et de retournement. Coauteur du livre expérimental Nocturnal Fabulations (Open Humanities Press, 2017), consacré à l’œuvre cinématographique d’Apichatpong Weerasethakul, Rose-Antoinette a également publié des articles sur la musique et les arts visuels, notamment dans MICE Magazine, Flash Art International et South Atlantic Quarterly. Il vit à Montréal et est actuellement basé en Martinique.

Dhanveer Singh Brar enseigne l’histoire des Noirs en Grande-Bretagne à l’École d’histoire de l’Université de Leeds. Il a publié des ouvrages aux éditions The 87 Press et Goldsmiths Press/MIT Press.

Stefano Harney est professeur honoraire à l’Institut des études sur le genre, la race, la sexualité et la justice sociale de l’Université de la Colombie-Britannique, titulaire d’une bourse Hayden et critique invité à la Yale School of Art. Il est coauteur, avec Fred Moten, des ouvrages The Undercommons: Fugitive Planning and Black Study (2013) et All Incomplete (2021), tous deux publiés par Minor Compositions Press. Stefano a enseigné à New York, à Londres et à Singapour. Il est membre du Center for Convivial Research and Autonomy et du collectif freethought. Stefano vit à Brasilia, au Brésil.

Louis Moreno est un théoricien de l’urbanisme basé à Londres, dont les travaux portent sur les ramifications socio-spatiales et culturelles du capitalisme financier. Il enseigne au Département des cultures visuelles et au Centre pour la recherche en architecture au Collège Goldsmiths de l’Université de Londres. Louis est également membre du collectif freeethought.

Fred Moten travaille au Département de performance de la Tisch School of the Arts de l’Université de New York. Ses champs de recherche comprennent les études afro-américaines et la poétique critique et il s’intéresse particulièrement au lien étroit entre mouvement social et expérience esthétique. Au cours des vingt dernières années, Moten a abordé cette question dans plusieurs recueils de poésie et ouvrages critiques, dont le plus récent, coécrit avec Stefano Harney, est All Incomplete (Minor Compositions/Autonomedia, 2021).

Fumi Okiji se tourne vers l’expression noire pour appréhender sous un nouvel angle les lacunes de la vie moderne et contemporaine. Elle explore de quelle manière la musique noire et africaine, les cultures sonores et, plus largement, l’expression constituent la base d’une théorie critique. Son approche, totalement interdisciplinaire, est fondée sur la pensée et l’expression radicale noire, la théorie critique, la pensée féministe, les études sonores et la musicologie. Auteure de Jazz as Critique: Adorno and Black Expression Revisited (Stanford University Press, 2018), Okiji prépare actuellement un deuxième livre, provisoirement intitulé Billie’s Bent Elbow: The Standard as Revolutionary Intoxication. Elle se consacre également à l’improvisation et au chant de jazz – pratiques qui ont une forte influence sur ses recherches.

Paul Rekret est l’auteur des ouvrages Down With Childhood: Pop Music and the Crisis of Innocence (2017) et Derrida and Foucault: Philosophy, Politics, Polemics (2018), et le directeur de la nouvelle édition de Clipped Coins, Abused Words & Civil Government: John Locke’s Philosophy of Money (2021), de George Caffentzis. Il signe également des articles sur la théorie politique et culturelle, notamment dans les revues Theory, Culture & Society, South Atlantic Quarterly et Constellations. Son livre à paraître Take This Hammer: Work, Song and Crisis sera publié chez Goldsmiths Press. Rekret fait partie du collectif Amplification//Annihilation et collabore à divers magazines, dont Frieze, Art Monthly, The Wire et New Inquiry. Il enseigne à la faculté des communications et des sciences sociales de l’Université Richmond à Londres.

Collaborateur : 

Parker Mah est un DJ, musicien, artiste multimédia et éducateur culturel dont le travail varié aborde des thématiques et réalités liées à l’hybridité, la migration, la transformation et l’identité. Co-fondateur du collectif de DJs Tumbao, il se spécialise dans les sonorités de l’axe afro-latin-brésilien-caribéen, avec une prédilection pour le vinyle. Intervenant depuis plus de quinze ans à titre de journaliste et animateur radio, il élargit et partage avec passion son intérêt pour l’héritage socio-culturel de ces musiques et les récits de leurs migrations et échanges.


Liste de lecture

La question musicale et la réponse musicale – Première partie

  • Kate Bush – Running Up That Hill [3:39-8:22]
  • Alabi Ogundepo – Ijala [9:18-11 :01]
  • Eugène Mona – Ti Milo [13:38-17:29]
  • Nadia Batson – So Long [18:37-21:48]
  • The Langley Schools Music Project – Rhiannon [23:22-27:12]
  • Gil Scott-Heron/Brian Jackson – Song for Bobby Smith [28:58-33:33]
  • Lou Rawls – I Got It Bad (And That Ain’t Good) [39:21-42:33]

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La question musicale et la réponse musicale – Deuxième partie

  • Child Development Group of Mississippi – Da Da Da Da [1:23-6:29]
  • Nancy Dupree – James Brown [7:23-10:03]
  • Elizabeth Cotten – Shake Sugaree [11:07-16:04]
  • 15 16 17 – Emotion [16:57-24:15]
  • Michael Jackson – Darling Dear [25:43-28:17]
  • Michael Jackson – I Wanna Be Where You Are [31:55-34:54]
  • Mutiny – Anti-disco [37:15-41:50]
  • Bob Marley & the Wailers – My Cup [44:15-47:48]